LiledudocteurMoreau

L'Île du docteur Moreau

H. G. Wells


Publication: 1896
Catégorie(s): Fiction, Science Fiction

Chapitre 1 UNE MÉNAGERIE À BORD

Je demeurai affalé sur l’un des bancs de rameurs du petit canot pendant je ne sais combien de temps, songeant que, si j’en avais seulement la force, je boirais de l’eau de mer pour devenir fou et mourir plus vite. Tandis que j’étais ainsi étendu, je vis, sans y attacher plus d’intérêt qu’à une image quelconque, une voile venir vers moi du bord de la ligne d’horizon. Mon esprit devait, sans doute, battre la campagne, et cependant je me rappelle fort distinctement tout ce qui arriva. Je me souviens du balancement infernal des flots, qui me donnait le vertige, et de la danse continuelle de la voile à l’horizon ; j’avais aussi la conviction absolue d’être déjà mort, et je pensais, avec une amère ironie, à l’inutilité de ce secours qui arrivait trop tard – et de si peu – pour me trouver encore vivant.

Pendant un espace de temps qui me parut interminable, je restais sur ce banc, la tête contre le bordage, à regarder s’approcher la goélette secouée et balancée. C’était un petit bâtiment, gréé de voiles latines, qui courait de larges bordées, car il allait en plein contre le vent. Il ne me vint pas un instant l’idée d’essayer d’attirer son attention, et, depuis le moment où j’aperçus distinctement son flanc et celui où je me retrouvai dans une cabine d’arrière, je n’ai que des souvenirs confus. Je garde encore une vague impression d’avoir été soulevé jusqu’au passavant, d’avoir vu une grosse figure rubiconde, pleine de taches de rousseur et entourée d’une chevelure et d’une barbe rouges, qui me regardait du haut de la passerelle ; d’avoir vu aussi une autre face très brune avec des yeux extraordinaires tout près des miens ; mais jusqu’à ce que je les eusse revus, je crus à un cauchemar. Il me semble qu’on dut verser, peu après, quelque liquide entre mes dents serrées, et ce fut tout.

Je restai sans connaissance pendant fort longtemps. La cabine dans laquelle je me réveillai enfin était très étroite et plutôt malpropre. Un homme assez jeune, les cheveux blonds, la moustache jaune hérissée, la lèvre inférieure tombante était assis auprès de moi et tenait mon poignet. Un instant, nous nous regardâmes sans parler. Ses yeux étaient gris, humides, et sans expression.

Alors, juste au-dessus de ma tête, j’entendis un bruit comme celui d’une couchette de fer qu’on remue, et le grognement sourd et irrité de quelque grand animal. En même temps, l’homme parla. Il répéta sa question.

« Comment vous sentez-vous maintenant ? »

Je crois que je répondis me sentir bien. Je ne pouvais comprendre comment j’étais venu là, et l’homme dut lire dans mes yeux la question que je ne parvenais pas à articuler.

« On vous a trouvé dans une barque, mourant de faim. Le bateau s’appelait la Dame Altière et il y avait des taches bizarres sur le plat bord. »

À ce moment, mes regards se portèrent sur mes mains : elles étaient si amaigries qu’elles ressemblaient à des sacs de peau sale pleins d’os ; à cette vue, tous mes souvenirs me revinrent.

« Prenez un peu de ceci » dit-il, et il m’administra une dose d’une espèce de drogue rouge et glacée. « Vous avez de la chance d’avoir été recueilli par un navire qui avait un médecin à bord. »

Il s’exprimait avec un défaut d’articulation, une sorte de zézaiement.

« Quel est ce navire ? proférai-je lentement et d’une voix que mon long silence avait rendue rauque.

– C’est un petit caboteur d’Arica et de Callao. Il s’appelle la Chance Rouge. Je n’ai pas demandé de quel pays il vient : sans doute du pays des fous. Je ne suis moi-même qu’un passager, embarqué à Arica. »

Le bruit recommença au-dessus de ma tête, mélange de grognements hargneux et d’intonations humaines. Puis une voix intima à un « triple idiot » l’ordre de se taire.

« Vous étiez presque mort, reprit mon interlocuteur ; vous l’avez échappé belle. Mais maintenant je vous ai remis un peu de sang dans les veines. Sentez-vous une douleur aux bras ? Ce sont des injections. Vous êtes resté sans connaissance pendant près de trente heures. »

Je réfléchissais lentement. Tout à coup, je fus tiré de ma rêverie par les aboiements d’une meute de chiens.

« Puis-je prendre un peu de nourriture solide ? demandai-je.

– Grâce à moi ! répondit-il. On vous fait cuire du mouton.

– C’est cela, affirmai-je avec assurance, je mangerai bien un peu de mouton.

– Mais, continua-t-il avec une courte hésitation, je meurs d’envie de savoir comment il se fait que vous vous soyez trouvé seul dans cette barque. »

Je crus voir dans ses yeux une certaine expression soupçonneuse.

« Au diable ces hurlements ! »

Et il sortit précipitamment de la cabine.

Je l’entendis disputer violemment avec quelqu’un qui me partit lui répondre en un baragouin inintelligible. Le débat sembla se terminer par des coups, mais en cela je crus que mes oreilles se trompaient. Puis le médecin se mit à crier après les chiens et s’en revint vers la cabine.

« Eh bien, dit-il dès le seuil, vous commenciez à me raconter votre histoire. »

Je lui appris d’abord que je m’appelais Edward Prendick et que je m’occupais beaucoup d’histoire naturelle pour échapper à l’ennui des loisirs que me laissaient ma fortune relative et ma position indépendante. Ceci sembla l’intéresser.

« Moi aussi, j’ai fait des sciences, avoua-t-il. J’ai fait des études de biologie à l’University College de Londres, extirpant l’ovaire des lombrics et les organes des escargots. Eh ! oui, il y a dix ans de cela. Mais continuez… continuez… dites-moi pourquoi vous étiez dans ce bateau. »

Je lui racontai le naufrage de la Dame Altière, la façon dont je pus m’échapper dans la yole avec Constans et Helinar, la dispute au sujet du partage des rations, et comment mes deux compagnons tombèrent par-dessus bord en se battant.

La franchise avec laquelle je lui dis mon histoire parut le satisfaire. Je me sentais horriblement faible, et j’avais parlé en phrases courtes et concises. Quand j’eus fini, il se remit à causer d’histoire naturelle et de ses études biologiques. Selon toute probabilité, il avait du être un très ordinaire étudiant en médecine et il en vint bientôt à parler de Londres et des plaisirs qu’on y trouve ; il me conta même quelques anecdotes.

« J’ai laissé tout cela il y a dix ans. On était jeune alors et on s’amusait ; Mais j’ai trop fait la bête… À vingt et un ans, j’avais tout mangé. Je peux dire que c’est bien différent maintenant… Mais il faut que j’aille voir ce que cet imbécile de cuisinier fait de votre mouton. »

Le grognement, au-dessus de ma tête, reprit d’une façon si soudaine et avec une si sauvage colère que je tressaillis.

« Qu’est-ce qu’il y a donc ? » criai-je ; mais la porte était fermée.

Il revint bientôt avec le mouton bouilli, et l’odeur appétissante me fit oublier de le questionner sur les cris de bête que j’avais entendus.

Après une journée de repas et de sommes alternés, je repris un peu des forces perdues pendant ces huit jours d’inanition et de fièvre, et je pus aller de ma couchette jusqu’au hublot et voir les flots verts lutter de vitesse avec nous. Je jugeai que la goélette courait sous le vent. Montgomery – c’était le nom du médecin blond – entra comme j’étais là, debout, et je lui demandais mes vêtements. Ceux avec lesquels j’avais échappé au naufrage, me dit-il, avaient été jetés par-dessus bord. Il me prêta un costume de coutil qui lui appartenait, mais, comme il avait les membres très longs et une certaine corpulence, son vêtement était un peu trop grand pour moi.

Il se mit à parler de choses et d’autres et m’apprit que le capitaine était aux trois quarts ivre dans sa cabine. En m’habillant, je lui posai quelques questions sur la destination du navire. Il répondit que le navire allait à Hawaii, mais qu’il devait débarquer avant cela.

« Où ? demandai-je.

– Dans une île… où j’habite. Autant que je le sais, elle n’a pas de nom. »

Il me regarda, la lèvre supérieure pendante, et avec un air tout à coup si stupide que je me figurai que ma question le gênait.

« Je suis prêt », fis-je, et il sortit le premier de la cabine.

Au capot de l’échelle, un homme nous barrait le passage. Il était debout sur les dernières marches, passant la tête par l’écoutille. C’était un être difforme, court, épais et gauche, le dos arrondi, le cou poilu et la tête enfoncée entre les épaules. Il était vêtu d’un costume de serge bleu foncé. J’entendis les chiens grogner furieusement et aussitôt l’homme descendit à reculons ; je le repoussai pour éviter d’être bousculé et il se retourna avec une vivacité tout animale.

Sa face noire, que j’apercevais ainsi soudainement, me fit tressaillir. Elle se projetait en avant d’une façon qui faisait penser à un museau, et son immense bouche à demi ouverte montrait deux rangées de dents blanches plus grandes que je n’en avais jamais vu dans aucune bouche humaine. Ses yeux étaient injectés de sang, avec un cercle de blanc extrêmement réduit autour des pupilles fauves. Il y avait sur toute cette figure une bizarre expression d’inquiétude et de surexcitation.

« Que le diable l’emporte ! Il est toujours dans le chemin », dit Montgomery.

L’homme s’écarta sans un mot. Je montai jusqu’au capot, suivant des yeux malgré moi l’étrange face. Montgomery resta en bas un instant.

« Tu n’as rien à faire ici. Ta place est à l’avant, dit-il d’un ton autoritaire.

– Euh !… Euh !… Ils… ne veulent pas de moi à l’avant », balbutia l’homme à la face noire, en tremblant. Il parlait lentement, avec quelque chose de rauque dans la voix.

« Ils ne veulent pas de toi à l’avant ! Mais je te commande d’y aller, moi ! » cria Montgomery sur un ton menaçant.

Il était sur le point d’ajouter quelque chose, lorsque, m’apercevant, il me suivit sur l’échelle. Je m’étais arrêté, le corps à demi passé par l’écoutille, contemplant et observant encore avec une surprise extrême, la grotesque laideur de cet être. Je n’avais jamais vu de figure aussi extraordinairement répulsive, et cependant – si cette contradiction est admissible – je subis en même temps l’impression bizarre que j’avais déjà dû remarquer, je ne sais où, les mêmes traits et les mêmes gestes qui m’interloquaient maintenant. Plus tard, il me revint à l’esprit que je l’avais probablement vu tandis qu’on me hissait à bord et cela, néanmoins, ne parvint pas à satisfaire le soupçon que je conservais d’une rencontre antérieure. Mais qui donc, ayant une fois aperçu une face aussi singulière, pourrait oublier dans quelles circonstances ce fut ?

Le mouvement que fit Montgomery pour me suivre détourna mon attention, et mes yeux se portèrent sur le pont de la petite goélette. Les bruits que j’avais entendus déjà m’avaient demi préparé à ce qui s’offrait à mes regards. Certainement je n’avais jamais vu de pont aussi mal tenu : il était entièrement jonché d’ordures et d’immondices indescriptibles. Une meute hurlante de chiens courants était liée au grand mât avec des chaînes, et ils se mirent à aboyer et à bondir vers moi. Près du mât de misaine, un grand puma était allongé au fond d’une cage de fer beaucoup trop petite pour qu’il pût y tourner à l’aise. Plus loin, contre le bastingage de tribord, d’immenses caisses grillagées contenaient une quantité de lapins, et à l’avant un lama solitaire était resserré entre les parois d’une cage étroite. Les chiens étaient muselés avec des lanières de cuir. Le seul être humain qui fût sur le pont était un marin maigre et silencieux, tenant la barre.

Les brigantines, sales et rapiécées, s’enflaient sous le vent et le petit bâtiment semblait porter toutes ses voiles. Le ciel était clair ; le soleil descendait vers l’ouest ; de longues vagues, que le vent coiffait d’écume, luttaient de vitesse avec le navire. Passant près de l’homme de barre, nous allâmes à l’arrière, et, appuyés sur la lisse de couronnement, nous regardâmes, côte à côte, pendant un instant, l’eau écumer contre la coque de la goélette et les bulles énormes danser et disparaître dans son sillage. Je me retournai vers le pont encombré d’animaux et d’ordures.

« C’est une ménagerie océanique ? dis-je.

– On le croirait, répondit Montgomery.

– Qu’est-ce qu’on veut faire de ces bêtes ? Est-ce une cargaison ? Le capitaine pense-t-il pouvoir les vendre aux naturels du Pacifique ?

– On le dirait, n’est-ce pas ? » fit encore Montgomery, et il se retourna vers le sillage.

Tout à coup, nous entendîmes un jappement suivi de jurons furieux qui venaient de l’écoutille, et l’homme difforme à la face noire sortit précipitamment sur le pont. À sa vue, les chiens, qui s’étaient tus, las d’aboyer après moi, semblèrent pris de fureur, se mirent à hurler et à gronder en secouant violemment leurs chaînes. Le noir eut un instant d’hésitation devant eux, et cela permit à l’homme aux cheveux rouges qui le poursuivait de lui assener un terrible coup de poing entre les épaules. Le pauvre diable tomba comme un bœuf assommé et alla rouler sur les ordures, parmi les chiens furieux. Il était heureux pour lui qu’ils fussent muselés. L’homme aux cheveux rouges, qui était vêtu d’un costume de serge malpropre, poussa alors un rugissement de joie et resta là, titubant et en grand danger, me sembla-t-il, de tomber en arrière dans l’écoutille, ou de choir en avant sur sa victime.

Au moment où le second homme avait paru Montgomery avait violemment tressailli.

« Hé ! là-bas », cria-t-il d’un ton sec.

Deux matelots parurent sur le gaillard d’avant.

Le noir, qui poussait des hurlements bizarres, se convulsait entre les pattes des chiens, sans que nul vînt à son secours. Les bêtes furieuses faisaient tous leurs efforts pour pouvoir le mordre entre les courroies des muselières. Leurs corps gris et souples se mêlaient en une lutte confuse par-dessus le noir qui se roulait en tous sens. Les deux matelots regardaient la scène comme si cela eût été un divertissement sans pareil. Montgomery laissa échapper une exclamation de colère et s’avança vers la meute.

À ce moment, le noir s’était relevé et gagnait l’avant en chancelant. Il se cramponna au bastingage, près des haubans de misaine, regardant les chiens par-dessus son épaule. L’homme aux cheveux rouges riait d’un gros rire satisfait.

« Dites donc, capitaine, ces manières-là ne me vont pas », dit Montgomery en secouant l’homme roux par le bras.

J’étais derrière le médecin. Le capitaine se tourna et regarda son interlocuteur avec les yeux mornes et solennels d’un ivrogne.

« Quoi ? … Qu’est-ce qui… ne vous va pas ? demanda-t-il… sale rebouteur ! Sale scieur d’os ! » ajouta-t-il, après avoir un instant fixé Montgomery d’un air endormi.

Il essaya de dégager son bras, mais après deux essais inutiles, il enfonça dans les poches de sa vareuse ses grosses pattes rousses.

« Cet homme est un passager, continua Montgomery, et je vous conseille de ne pas lever la main sur lui.

– Allez au diable ! hurla le capitaine. Je fais ce que je veux sur mon navire. »

Il tourna les talons, voulant gagner le bastingage.

Je pensais que Montgomery, le voyant ivre, allait le laisser, mais il devint seulement un peu plus pâle et suivit le capitaine.

« Vous entendez bien, capitaine, insista-t-il, je ne veux pas qu’on maltraite cet homme. Depuis qu’il est à bord, on n’a cessé de le brutaliser. »

Les fumées de l’alcool empêchèrent un instant le capitaine de répondre.

« Sale rebouteur ! » fut tout ce qu’il crut nécessaire de répliquer enfin.

Je vis bien que Montgomery avait fort mauvais caractère, et que cette querelle devait couver depuis longtemps.

« Cet homme est ivre, vous n’obtiendrez rien » dis-je un peu officieusement.

Montgomery fit faire une affreuse contorsion à sa lèvre pendante.

« Il est toujours ivre. Pensez-vous que ce soit une excuse pour assommer ses passagers ?

– Mon navire, commença le capitaine, avec des gestes peu sûrs pour montrer les cages, mon navire était un bâtiment propre… Regardez-le maintenant. (Il était certainement rien moins que propre.) Mon équipage était propre et honorable…

– Vous avez accepté de prendre ces animaux.

– Je voudrais bien n’avoir jamais aperçu votre île infernale. Que diable a-t-on besoin… de bêtes dans une île comme celle-là ? Et puis, votre domestique… j’avais cru que c’était un homme… mais c’est un fou… Il n’a rien à faire à l’arrière. Pensez-vous que tout le maudit bateau vous appartienne ?

– Depuis le premier jour, vos matelots n’ont pas cessé de brutaliser le pauvre diable.

– Oui ! c’est bien ce qu’il est… un diable, un ignoble diable… Mes hommes ne peuvent pas le sentir. Moi, je ne peux pas le voir. Personne ne peut le supporter. Ni vous non plus. »

Montgomery l’interrompit.

« N’importe, vous, vous devez laisser cet homme tranquille. »

Il accentuait ses paroles par d’énergiques hochements de tête ; mais le capitaine maintenant semblait vouloir continuer la querelle. Il éleva la voix.

« S’il revient encore par ici, je lui crève la panse. Oui, je lui crèverai sa maudite panse. Qui êtes-vous, vous, pour me donner des ordres, à moi ? Je suis le capitaine, et le navire m’appartient. Je suis la loi, ici, vous dis-je – la loi et les prophètes. Il a été convenu que je mènerais un homme et son domestique à Arica et que je les ramènerais avec quelques animaux. Mais je n’avais pas fait marché de transporter un maudit idiot et un scieur d’os, un sale rebouteur, un… »

Mais peu importent les injures qu’il adressa à Montgomery. Je vis ce dernier faire un pas en avant, et je m’interposai :

« Il est ivre », dis-je.

Le capitaine vociférait des invectives de plus en plus grossières.

« Assez ! hein : » fis-je en me tournant vivement vers lui, car j’avais vu le danger dans les yeux et dans la pâle figure de Montgomery, mais je réussis seulement à attirer sur moi l’averse d’injures.

J’étais heureux néanmoins d’avoir, au prix même de l’inimitié de l’ivrogne, écarté le péril d’une rixe. Je ne crois pas avoir entendu jamais autant de basses grossièretés couler en un flot continu des lèvres d’un homme, bien que j’aie, au cours de mes pérégrinations, fréquenté des compagnies pas mal excentriques. Il fut parfois si outrageant qu’il m’était difficile de rester calme – bien que je sois d’un caractère paisible. Mais, à coup sûr, en disant au capitaine de se taire, j’avais oublié que je n’étais guère qu’une épave humaine, privée de toutes ressources, et n’ayant pas payé mon passage. – que je dépendais simplement de la générosité – ou de l’esprit spéculatif – du patron du bâtiment. Il sut me le rappeler avec une remarquable énergie.

Mais, en tous les cas, j’avais évité la rixe.

Chapitre 2 MONTGOMERY PARLE

Au coucher du soleil, ce soir-là, on arriva en vue de terre, et la goélette se prépara à aborder. Montgomery m’annonça que cette île, l’île sans nom, était sa destination. Nous étions trop loin encore pour en distinguer les côtes : j’apercevais simplement une bande basse de bleu sombre dans le gris bleu incertain de la mer. Une colonne de fumée presque verticale montait vers le ciel.

Le capitaine n’était pas sur le pont quand la vigie annonça : terre ! Après avoir donné libre cours à sa colère, il était redescendu en titubant jusqu’à sa cabine et il s’était rendormi sur le plancher. Le second prit le commandement. C’était l’individu taciturne et maigre que nous avions vu à la barre et il paraissait, lui aussi, en fort mauvais termes avec Montgomery. Il ne faisait jamais la moindre attention à nous. Nous dînâmes avec lui, dans un silence maussade, après que j’eus inutilement essayé d’engager la conversation. Je m’aperçus aussi que les hommes d’équipage regardaient mon compagnon et ses animaux d’une manière singulièrement hostile. Montgomery était plein de réticences quand je l’interrogeais sur sa destination et sur ce qu’il voulait faire de ces bêtes ; mais bien que ma curiosité ne fît qu’augmenter, je n’insistai pas.

Nous restâmes à causer sur le tillac jusqu’à ce que le ciel fût criblé d’étoiles. La nuit était très tranquille, et troublée seulement par un bruit passager sur le gaillard d’avant ou quelques mouvements des animaux. Le puma, ramassé au fond de sa cage, nous observait avec ses yeux brillants, et les chiens étaient endormis. Nous allumâmes un cigare.

Montgomery se mit à me causer de Londres, sur un ton de demi-regret, me posant toute sorte de questions sur les changements récents. Il parlait comme un homme qui avait aimé la vie qu’il avait menée et qu’il avait dît quitter soudain et irrévocablement. Je lui répondais de mon mieux, en bavardant de choses et d’autres, et pendant ce temps tout ce qu’il y avait en lui d’étrange commençait à m’apparaître clairement. Tout en causant, j’examinais sa figure blême et bizarre, aux faibles lueurs de la lanterne de l’habitacle, qui éclairait la boussole et le compas de route. Puis mes yeux cherchèrent sur la mer obscure sa petite île cachée dans les ténèbres.

Cet homme, me semblait-il, était sorti de l’immensité, simplement pour me sauver la vie. Demain, il quitterait le navire, et disparaîtrait de mon existence. Même en des circonstances plus banales, cela m’aurait rendu quelque peu pensif ; mais il y avait ici, tout d’abord, la singularité d’un homme d’éducation vivant dans cette petite île inconnue et ensuite, s’ajoutant à cela, l’extraordinaire nature de son bagage. Je me répétais la question du capitaine : Que voulait-il faire de ces animaux ? Pourquoi, aussi, lorsque j’avais fait mes premières remarques sur cette cargaison, avait-il prétendu qu’elle ne lui appartenait pas ? Puis encore il y avait dans l’aspect de son domestique quelque chose de bizarre qui m’impressionnait vivement. Tous ces détails enveloppaient cet homme d’une brume mystérieuse : ils s’emparaient de mon imagination et me gênaient pour l’interroger.

Vers minuit, notre conversation sur Londres s’épuisa, et nous demeurâmes coude à coude, penchés sur le bastingage, les yeux errant rêveusement sur la mer étoilée et silencieuse, chacun suivant ses pensées. C’était une excellente occasion de sentimentaliser et je me mis à causer de ma reconnaissance.

« Vous me laisserez bien dire que vous m’avez sauvé la vie.

– Le hasard, répondit-il ; rien que le hasard.

– Je préfère, quand même, adresser mes remerciements à celui qui en est l’instrument.

– Ne remerciez personne. Vous aviez besoin de secours ; j’avais le savoir et le pouvoir. Je vous ai soigné et soutenu de la même façon que j’aurais recueilli un spécimen rare. Je m’ennuyais considérablement et je sentais la nécessité de m’occuper. Si j’avais été dans un de mes jours d’inertie, ou si votre figure ne m’avait pas plu, eh bien !… je me demande où vous seriez maintenant. »

Ces paroles calmèrent quelque peu mes dispositions.

« En tout cas…, commençai-je.

– C’est pure chance, je vous affirme, interrompit-il, comme tout ce qui arrive dans la vie d’un homme. Il n’y a que les imbéciles qui ne le voient pas. Pourquoi suis-je ici, maintenant – proscrit de la civilisation –, au lieu d’être un homme heureux et de jouir de tous les plaisirs de Londres ? Tout simplement, parce que, il y a onze ans, par une nuit de brouillard, j’ai perdu la tête pendant dix minutes. »

Il s’arrêta.

« Vraiment ? dis-je.

– C’est tout. »

Nous retombâmes dans le silence. Soudain, il se mit à rire.

« Il y a quelque chose, dans cette nuit étoilée, qui vous délie la langue. Je sais bien que c’est imbécile, mais cependant il me semble que j’aimerais vous raconter…

– Quoi que vous me disiez, vous pouvez compter que je garderai pour moi… Si c’est là ce que… »

Il était sur le point de commencer, mais il secoua la tête d’un air de doute.

« Ne dites rien, continuai-je, peu m’importe. Après tout, il vaut mieux garder votre secret. Vous ne gagnerez qu’un mince soulagement si j’accepte votre confidence. Sinon… ma foi ?… »

Il marmotta quelques mots indécis. Je sentais que je le prenais à son désavantage, que je l’avais surpris dans une disposition à l’épanchement, et, à dire vrai, je n’étais pas curieux de savoir ce qui avait pu amener si loin de Londres un étudiant en médecine. J’ai aussi une imagination. Je haussai les épaules et m’éloignai. Sur la lisse de poupe, était penchée une forme noire et silencieuse, regardant fixement les vagues. C’était l’étrange domestique de Montgomery. Quand j’approchai, il jeta un rapide coup d’œil par dessus son épaule, puis reprit sa contemplation.

Cela vous paraîtra sans doute une chose insignifiante, mais j’en fus néanmoins fort vivement frappé. La seule lumière qu’il y eût près de nous était la lanterne de la boussole. La figure de cette créature se tourna l’espace d’une seconde, de l’obscurité du tillac vers la clarté de la lanterne, et je vis alors que les yeux qui me regardaient brillaient d’une pâle lueur verte.

Je ne savais pas, alors, qu’une luminosité rougeâtre n’est pas rare dans les yeux humains, et ce reflet vert me parut être absolument inhumain. Cette face noire, avec ses yeux de feu, bouleversa toutes mes pensées et mes sentiments d’adulte, et pendant un moment, les terreurs oubliées de mon enfance envahirent mon esprit. Puis l’effet se passa comme il était venu. Je ne voyais plus qu’une bizarre forme noire, accoudée sur la lisse du couronnement, et j’entendis Montgomery qui me parlait.

« Je pense qu’on pourrait rentrer, disait-il, si vous en avez assez.»

Je lui fis une réponse imprécise et nous descendîmes. À la porte de ma cabine, il me souhaita bonne nuit.

Pendant mon sommeil, j’eus quelques rêves fort désagréables. La lune décroissante se leva tard. Sa clarté jetait à travers ma cabine un pâle et fantomatique rayon qui dessinait des ombres sinistres. Puis les chiens s’éveillèrent et se mirent à aboyer et à hurler, de sorte que mon sommeil fut agité de cauchemars et que je ne pus guère vraiment dormir qu’à l’approche du jour.

Chapitre 3 L’ABORDAGE DANS L’ÎLE

Au petit matin – c’était le second jour après mon retour à la vie, et le quatrième après que j’avais été recueilli par la goélette – je m’éveillai au milieu de rêves tumultueux, rêves de canons et de multitudes hurlantes, et j’entendis, au-dessus de moi, des cris enroués et rauques. Je me frottai les yeux, attentif à ces bruits et me demandant encore dans quel lieu je pouvais bien me trouver. Puis il y eut un trépignement de pieds nus, des chocs d’objets pesants que l’on remuait, un craquement violent et un cliquetis de chaînes. J’entendis le tumulte des vagues contre la goélette qui virait de bord et un flot d’écume d’un vert jaunâtre vint se briser contre le petit hublot rond qui ruissela. Je passai mes vêtements en hâte et montai sur le pont.