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Jean-Louis ERMINE

LES CERCLES DE L’ÉTERNITÉ

Cinquième Cercle

« Il faut que j’arrête de boire comme ça ! »

Jarvis soupira. C’était la millième fois qu’il se donnait ce conseil.

Il porta le petit tuyau de la boîte conditionnée à sa bouche. Une pression infime de ses doigts sur le métal isolant envoya une giclée de bière dans sa bouche. Le liquide frais et âpre lui fit oublier sa silhouette obèse qu’il maudissait tous les jours. Ce corps ridicule dont il sentait le grotesque chaque fois qu’il avait à se déplacer, qui lui faisait venir des bouffées de honte – et de haine – devant tous ces regards qui se seraient voulus indifférents.

Il leva les jambes aussi habilement que possible et posa ses pieds sur le bureau. Une autre goulée le rasséréna. Il jeta un coup d’œil circulaire aux multiples écrans de contrôle dont il avait la garde.

« Foutu métier ! »

Surveiller cette « putain de zone », frontière du cinquième cercle ! Pas vraiment réjouissant comme perspective. Être à l’affût, à la limite entre deux mondes opposés dont pourtant chacun est cause de l’autre, deux mondes aux interpénétrations multiples…

Il ne se passait pas un jour sans que n’arrivent de « l’autre côté », parfois par hordes entières, des déviants, pour semer la panique à l’intérieur du cinquième cercle, et même quelquefois plus loin. Pas un jour non plus sans que des personnes des cercles intérieurs, poussées souvent par une curiosité morbide ou une quelconque fascination, ne viennent rôder à cette frontière, risquant leur vie, devenant une proie pour les déviants.

Sans compter ceux qui avaient fait le Choix !…

Jarvis pianota quelques instants sur le moniteur central, avec un contentement non contenu. C’était sa manière de s’affirmer sur la machine : déplacer ad libitum les images, selon sa propre volonté – plutôt aléatoire d’ailleurs. Quelques minutes de plaisir à damer le pion à ces analyseurs d’images, de situation, de stimuli en tous genres qui comprenaient à une vitesse et une échelle largement supérieures aux humains tout ce que pouvaient rapporter les caméras.

Le clignotement rouge d’une lampe le ramena à la réalité. Un des détecteurs avait « remarqué » quelque chose. Avant le déclenchement de la sonnerie, Jarvis se connecta sur le circuit concerné. L’image qui apparut sur un des écrans lui arracha un sifflement mi-admiratif, mi-vulgaire.

« Que vient donc faire cette foutue petite dans cette putain de zone ? »

C’était, en effet, singulier de voir une jeune fille se promener dans ce secteur trouble. Perversité, inconscience ?…

À moins qu’elle n’ait fait le Choix ? Jarvis ne le pensait pas.

Il connaissait bien les caractéristiques de ce genre de personne : de grands yeux hébétés, une démarche altière, un air triomphant, voire arrogant. Elle n’était pas de ceux-là. Elle semblait plutôt méfiante, aux abois. Son visage aux traits fins et réguliers paraissait inquiet. Quel démon ou quel hasard démoniaque l’avait poussée ici ?

« Tu ferais mieux de partir, poupée, cette putain de zone n’est pas pour toi. »

Comme si elle avait entendu Jarvis, la fille regarda dans la direction de la caméra. Jarvis eut l’impression – très désagréable – qu’elle le regardait. Le voyeur découvert ! Il ne poussa pas plus loin sa réflexion, car les mouchards avaient détecté une présence supplémentaire, et avaient fait le lien avec cette nouvelle découverte.

« Des déviants ! Nom de Dieu ! »

Ils étaient tapis dans un coin d’ombre, on les distinguait mal. Ils étaient trois ou quatre dans l’obscurité. Ils n’avaient pas encore repéré la fille, mais celle-ci se dirigeait vers eux, et ça n’allait pas tarder.

Le premier réflexe de Jarvis fut de donner l’alerte à la police du cercle. Mais son bras s’arrêta à mi-chemin de l’appel d’urgence.

« C’est foutu pour elle ! »

Jarvis avait raison. Dans quelques minutes, les déviants l’auraient repérée. C’était une morte en sursis, la police n’aurait pas le temps d’intervenir.

Jarvis n’était pas spécialement ému. Il avait l’habitude. Les proies que prenaient en chasse les déviants étaient une chose assez courante, et il avait souvent l’occasion d’assister à de belles poursuites et de beaux combats. Bien sûr, quand il détectait la menace assez tôt à l’aide des mouchards, il pouvait prévenir la police, qui était parfois lente à intervenir. Mais quand il était trop tard, le mieux était de laisser faire. C’était sa seule authentique distraction dans la vie. Le résultat était toujours assez difficile à prévoir. Il se faisait ses propres paris. En général, ceux qui avaient fait le Choix étaient d’une force et d’un courage surhumains et se tiraient souvent des mauvais pas. C’était moins sûr pour les autres, le pari était alors plus difficile.

La jeune fille avait sûrement un défi personnel à relever, une volonté d’affronter la peur, le danger. Cela arrivait parfois, et ces gens aimaient bien alors côtoyer les frontières de l’enfer, se mesurer au diable ! Elle se rapprochait de sa fin, le savait-elle ? Elle semblait cependant inquiète, consciente de l’insécurité diffuse, presque palpable, qui régnait autour d’elle.

Un éclair traversa l’esprit de Jarvis.

« Je pourrais peut-être passer l’affaire à Laurie ! »

Laurie était une rabatteuse qui opérait dans le quartier. Elle ramenait des proies aux déviants, au-delà du cinquième cercle. Elle travaillait vite et bien, et en plus en toute légalité. Dans ce cas, la légalité signifiait « quand la police n’intervenait pas ». Il lui arrivait même de s’y substituer, et de venir au secours de gens des cercles intérieurs quand ces derniers n’avaient plus d’espoir. Cela lui donnait le droit de vendre ses captures un bon prix. Chacun y trouvait son comptant ! Une sorte d’œuvre de salubrité publique.

« Une sacrée petite ! »

Jarvis eut un soupir de regret et d’impuissance. Vu son apparence physique, il n’avait aucune chance avec Laurie. De plus, c’était une solitaire farouche, travaillant toujours seule malgré le danger. Parfois, il arrivait à la prévenir à temps, et lui fournir du travail. En échange, elle lui donnait un petit pourcentage… et c’était tout !

Il n’hésita plus une seconde. Il composa le code de Laurie sur le visiphone.

Malgré l’heure avancée de la nuit, l’écran s’alluma presque immédiatement, et Laurie apparut comme si elle était déjà prête à agir. Jarvis crut voir passer un éclair de répulsion dans son regard quand elle le vit, mais il avait toujours cette impression au premier regard qu’il échangeait avec quelqu’un – plus une manie paranoïaque qu’une réalité.

« Bonjour Laurie, j’ai quelque chose pour toi. »

Laurie avait repris son regard glacé.

« Dans le troisième secteur, A4-R23, il faut faire vite.

De qui s’agit-il ?

Une jeune femme – Dieu sait ce qu’elle fiche ici –, dans quelques instants, elle va se heurter à des déviants.

Combien sont-ils ?

Trois. Je n’ai pas pu voir s’ils étaient armés.

J’y vais tout de suite. Je te remercie, tu auras ta part comme d’habitude. »

Elle coupa net la communication.

Jarvis jubilait. Il n’avait plus qu’à attendre derrière ses caméras. Il allait avoir un beau spectacle, sans compter la gratification qui allait suivre. L’issue de l’escarmouche ne faisait pas de doute. Laurie était la meilleure rabatteuse de la région. Mais elle travaillait en finesse, et cela valait le coup d’œil.

Jarvis manipula ses caméras. Dans quelques secondes, la jeune fille serait dans le même champ que les déviants. Il pourrait alors les passer sur le grand écran de contrôle.

« Laurie n’arrivera pas à temps pour elle. »

Il activa l’écran de contrôle au moment où les déviants apercevaient leur victime. C’étaient trois hommes assez jeunes – mais ceci, bien sûr, ne voulait rien dire. Pourtant, Jarvis, au vu de leurs manières assez gauches, de leur nervosité, devinait qu’ils n’avaient pas fait le Choix depuis longtemps.

Ils se levèrent et interpellèrent la fille. Jarvis, agacé, s’aperçut qu’il n’avait pas branché les capteurs sonores. Il appuya sur un bouton, et l’altercation lui parvint.

« Laissez-moi tranquille. Écartez-vous de mon chemin.

Mais non, ma belle. C’est trop tard pour toi, tu es à nous maintenant. »

Bizarrement, la jeune femme ne semblait pas éprouver de la peur, mais de la colère. Quand l’un d’entre eux s’approcha d’elle et voulut l’attraper, elle le repoussa avec force en hurlant :

« Saleté de déviant ! »

L’autre, surpris de la réaction, trébucha sous la poussée et s’étala de tout son long. Son compagnon, plus rapide, passa derrière elle et la ceintura. Il lui prit la gorge et la serra très fort.

« Petite garce, tu vas nous payer ça ! »

Puis il se mit à hurler de douleur. Malgré son étouffement, la femme avait réussi à se saisir d’une thermolame dans sa poche et lui avait transpercé le flanc. L’autre lâcha prise, et elle en profita pour lui enfoncer plusieurs fois la lame dans le ventre. Cette arme était faite pour tuer sans effort.

« Elle se défend bien, la petite ! », pensa Jarvis admiratif.

Mais ses ennuis ne faisaient que commencer. Pendant que leur compagnon agonisait en se tordant de douleur, les deux autres avaient commencé à la frapper. Un énorme coup à la tête l’avait surprise, et un retour en pleine poitrine l’avait fait plier. Elle avait lâché sa thermolame, et avant qu’elle n’ait pu la reprendre, se l’était fait subtiliser. L’autre eut un ricanement en agitant la lame devant ses yeux.

« C’est à ton tour d’y goûter maintenant ! »

Et il lui décocha un violent coup de poing au visage. La femme se mit à cracher du sang. Puis il s’acharna sur elle jusqu’à ce qu’elle s’écroule, la face tuméfiée.

Il s’approcha d’elle, prêt à la mutiler avec la thermolame. Son compagnon intervint.

« Attends, elle peut encore servir. Tu vois ce que je veux dire ! »

Jarvis frissonna. Ils allaient la violer, il en était sûr ! Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas vu ça ! Les déviants étaient trop pressés, ils tuaient assez vite, ou alors ils emmenaient leur proie au-delà du cercle. Ils s’amusaient rarement sur place avec leurs victimes, surtout quand il s’agissait de non-déviants.

Un des hommes avait arraché les vêtements de la fille. Il ne s’attarda pas sur le spectacle, et demanda à son compagnon de tenir la furie qui se débattait. Il se coucha sur elle, et la pénétra violemment… Le cri qu’il poussa alors fut comme celui d’une bête sauvage, un cri de douleur et de terreur qui se prolongea dans la nuit. Il tenta de se relever, hébété. Son cri n’en finissait pas, il se tenait le bas-ventre, son entrejambe n’était plus qu’une bouillie de chairs écrasées d’où coulaient des flots de sang.

Jarvis sursauta.

« Nom de Dieu ! Un piège anti-viol ! Putain de jeune fille ! »

En voyant son comparse à genoux, se vidant de son sang, l’autre devint comme fou. Il se mit à frapper sa victime de toutes ses forces, lui empoignant la tête et la frappant sur le sol.

« Espèce de salope, tu vas payer ça ! »

Un violent coup à la poitrine arrêta sa folie meurtrière.

« Il était temps », soupira Jarvis

Laurie bondit sur l’homme, mais ce dernier n’était plus qu’une boule de nerfs, dotée d’une force surhumaine. Il la repoussa violemment et s’empara de la thermolame.

« Toi aussi, ma salope, tu vas payer ! »

Il eut un geste violent, mais désordonné, que Laurie n’eut aucun mal à esquiver. La seconde attaque fut plus précise, et Laurie sentit la chaleur de la lame passer à quelques centimètres de son visage. Elle dégaina son arme, l’autre recula.

« Il ne sait pas qu’elle ne doit pas le tuer, il faut seulement qu’elle l’accule au mur. »

Jarvis connaissait la technique de Laurie. Il l’avait vue souvent à l’œuvre.

L’homme fit mine de s’enfuir. Laurie fit feu. La balle sifflante lui passa à quelques millimètres du visage. Un coup raté à dessein, qui eut pour effet de stopper l’adversaire net. Renonçant à la fuite désordonnée, ce dernier se plaqua contre le mur et avança rapidement dans l’espoir de trouver un abri.

Laurie n’attendait que ça.

Dans un mouvement précis et mille fois exécuté, elle rengaina son arme et extirpa simultanément son lance-filin. Elle visa juste une fraction de seconde et appuya sur la détente. Un long filin se détendit, terminé à chaque extrémité par une boule métallique. Une de ces boules vint frapper le mur à quelques centimètres de la poitrine de l’homme et son dispositif d’accrochage se mit automatiquement en marche. L’autre boule, subitement arrêtée à l’autre bout du filin vint elle aussi se ficher dans le mur avec un bruit mat. Le filin enserrant ainsi la poitrine du fuyard se tendit alors brusquement avec une telle force qu’il arracha un cri de douleur à son prisonnier. Ce dernier se mit à se débattre en hurlant, mais les dispositifs d’accrochage tenaient bon et lui répondaient par leur ronronnement régulier.

Laurie s’approcha. En l’apercevant, l’autre se mit à vociférer et à l’insulter de tout son saoul, en gesticulant autant que sa nouvelle entrave le lui permettait. Laurie lui jeta un regard méprisant. Méticuleusement, elle sortit une petite arbalète qu’elle arma. Elle glissa une aiguille soporifique dans la gouttière et visa à peine avant de relâcher la pression. L’aiguille se ficha dans le bras de la victime qui eut un petit cri de douleur. L’homme se ramollit très vite et s’endormit presque aussitôt, prenant une position grotesque tel qu’il était, retenu par le fil.

Laurie s’approcha, désactiva les boules accrochées. L’autre s’écroula comme une masse. Laurie lui rassembla les mains derrière le dos et lui passa les menottes magnétiques.

« Sa besogne est finie maintenant », pensa Jarvis

Comme si elle était consciente d’être observée, Laurie jeta un regard vers la caméra dissimulée. Puis elle jeta un coup d’œil aux alentours. Elle s’approcha de la jeune fille dont la tête baignait dans une mare de sang. Elle eut une expression de pitié mêlée de colère. Jarvis comprit qu’il n’y avait plus rien à faire pour la pauvre victime.

« Jarvis, je sais que tu regardes ! »

Jarvis sursauta comme un enfant surpris en flagrant délit de chapardage.

« Tu peux appeler les nettoyeurs, il n’y a qu’eux qui n’ont pas fait leur boulot. »

Jarvis s’approcha immédiatement du visiphone. La voix de Laurie l’interrompit à nouveau.

« Moi, je n’ai pas encore tout à fait fini. »

Il la vit s’approcher de l’agresseur victime du piège anti-viol. Ce dernier se vidait lentement de son sang en poussant de petits râles. Son autre compagnon était mort, victime des blessures sans appel de la thermolame.

Dans sa douleur, le blessé aperçut Laurie s’approcher de lui. Il la fixa d’un regard étonné et suppliant à la fois. Laurie leva lentement son arme vers lui et l’acheva d’une balle entre les deux yeux.

Jarvis coupa le contact de la caméra. Il en avait vu assez pour cette nuit.