Pierre Louÿs

Les aventures du roi Pausole

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066082703

Table des matières


LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
ÉPILOGUE

LIVRE PREMIER

Table des matières

CHAPITRE PREMIER

Table des matières

COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE L'EXISTENCE.

Il se voit qu'ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares et lasches, les loix primitives de la raison commune sont mieux observées.

Montaigne, III, 5.

Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que, disait-il, cet arbre-là donne de l'ombre autant qu'un autre et garde sur le chêne séculaire l'avantage de porter des fruits fort agréables en été.

Bien qu'il conservât pour lui-même le grand costume historique dont l'ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de la personne royale, il n'était pas toutefois l'ennemi d'un perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince, mais éclatante pellicule d'or sa monture en aluminium. Il aimait à faire remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants ne se trompaient point sur le métal de l'objet. Mais, disait encore le Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité d'orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle d'or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile de se charger la tête.

Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont je pourrais, au besoin, expliquer l'omission sur les atlas politiques en hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n'ayant point d'histoire, les pays prospères n'ont pas de géographie. On laisse encore en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues: on a laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel.

Eh bien, non. Telle n'est pas la raison d'une si fâcheuse lacune.

Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l'on falsifie la carte d'Europe, si l'on ampute cette presqu'île verte aux côtes de notre pays, c'est qu'on a organisé contre elle la «conspiration du silence».

Chacun sait qu'on appelle ainsi l'entente immédiate et clandestine qui s'établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire. Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent du même procédé pour éloigner les touristes d'une contrée qu'ils savent délicieuse.

À leur aise; je ne m'occuperai pas de ces misérables combinaisons. Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J'en parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas comme une fiction le récit véritable et contemporain que j'écris pour lui depuis cinq minutes.

Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements.


Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu'un jour, après tant de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie et le poids d'une âme perplexe.

Il s'était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et, doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de justice.

De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l'un portant ses cigarettes et l'autre son parasol, la plupart ne faisant rien.

Aucun d'eux n'était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par ostentation du soin qu'il prenait d'être aimé plutôt que craint.—Crainte ne peut toujours durer, disait-il; ni endurer;—au lieu que l'amour populaire est un sentiment perpétuel qui vit de souvenirs, accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande guère autre chose que d'être vivement estimé par celui qui en est l'objet.

La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel mais librement consenti. Aucun autre tribunal n'avait connaissance des affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son entier:

Code de Tryphême

  • I.—Ne nuis pas à ton voisin.
  • II.—Ceci bien compris, fais ce qu'il te plaît.

Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles n'est admis par les lois d'aucun pays civilisé. Précisément c'était celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu'il choque le caractère de mes concitoyens.

Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts quelques libertés individuelles. Ce n'était pas un travail fatigant; et d'ailleurs, l'excellent homme n'en eût point accepté d'autre, car sa liberté particulière présentait à n'en pas douter un intérêt de premier ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d'être paresseux.

Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les branches, au milieu d'un murmure de vénération, de sympathie et de curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un mouchoir d'accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du niveau des hommes.


Un premier plaideur s'avança.

C'était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs hors d'une chemise aux manches troussées.

—Sire, s'écria-t-il, justice contre ma femme! Elle est partie avec un autre!

—Ouais! fit le Roi.—Que veux-tu que j'y fasse?


Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement.

—Mais, sire, nous étions mariés devant l'alcade et devant le prêtre. Elle a juré sur l'Évangile...

—Et si elle t'avait juré de ne pas mourir avant trente ans, l'enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste? Elle a juré, dis-tu? C'est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu viens justement d'en avoir la preuve. Si encore elle t'abusait! si elle feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée! tu pourrais... Mais elle ne te trompe pas, puisqu'elle est partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi est-elle partie? Sans doute parce qu'elle a trouvé quelqu'un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la beauté, par le caractère, ou, qui sait? peut-être même par la fortune. Tu admets qu'une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et que l'expérience la conseille.

—Il est pourtant écrit dans le code: «Tu ne nuiras pas à ton voisin».

—C'est bien pour cela que je t'interdis de poursuivre ton successeur. Passons à la seconde affaire.


—Majesté! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a violé mon unique enfant.

—Oh! oh! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d'attester la résistance. Je serais curieux de voir la victime.

On la lui présenta.

Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises: sur les cheveux, un mouchoir jaune soleil; aux pieds, des mules clair de lune; et le reste du corps tout nu.—Pausole considérait, en effet, que la vue d'une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour certains, et il avait interdit, non seulement aux académies défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à découvert. Mais comme le spectacle d'une fille jeune ou d'un homme dans sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son peuple qu'en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même connaît l'hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine.

—Ami, dit le Roi, penché vers l'oreille d'un serviteur, les cerises qui restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain, suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.

Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec plus d'espoir encore que de confusion:

—Eh bien? fit-il. Vous plaignez-vous aussi? Car je n'entendrai votre père que s'il réclame en votre nom.

—Oh! sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j'étais allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son petit enfant. Elle m'avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le cœur bien éprouvé, quand j'ai rencontré sous les saules un chevrier de mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d'être seul. Sire, il sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa personne... il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais gentil. Les hommes s'imaginent toujours qu'ils nous attaquent; et pourtant ils ne s'approchent guère de celles qui oublient de les regarder: si l'on nous prend, même par violence, c'est après avoir lu en nous que cela ne nous serait pas désagréable... Oh! pour moi, je vous le jure, je ne l'ai pas fait exprès! Je ne voulais pas qu'il me touchât. Ou du moins... je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j'ai regardé ce jeune homme, à l'instant où je l'admirais le plus, et aussitôt il m'a saisi la main... Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j'ai résisté de toutes mes forces. Pas un cri! car je n'aurais pour rien au monde appelé quelqu'un à mon secours dans la position où j'étais—et d'ailleurs, j'espérais bien me tirer de là toute seule.—J'ai lutté de mes quatre membres comme si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu'à la nuit noire. Puis, j'ai vu qu'il était trop tard pour rentrer à la maison, et je me suis découragée; mais jusqu'au lendemain matin j'ai perdu courage plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l'heure à Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences: celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n'ai besoin de personne pour calmer les autres.


Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l'interrompre d'un seul mot. Quand elle fut dite jusqu'au bout, il se hâta de prononcer:

—Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d'esprit, l'initiative et le sens de la vie. Allons! émancipons-la. Je ne sais pas de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la troisième affaire.


Or il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que le Roi eût prévue.

Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l'allée de magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote d'une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une sauterelle.

Elle approchait par bonds alternés d'une patte sur l'autre. Bientôt on entendit gémir l'essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber que le plus tard possible et exhala. «Sire...», mais d'une voix si diaphane qu'on la crut déjà trépassée.

—C'est une vieille du palais, fit l'un des serviteurs.

—Duègne des appartements privés, expliqua un autre.

Et comme l'étiquette de la Cour subissait des variations devant la bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce cri d'une âme qui s'ennuie:

—Il s'est passé des événements.

Le Roi s'était levé:

—Qu'y a-t-il?

—Sire... la blanche Aline... Ah! Sire... la Princesse votre fille...

—Eh bien?

—Ah!...

Et la vieillarde s'affaissa dans un évanouissement lamentable.

Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une seconde dame d'honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s'exprimer en ces termes choisis:

—J'ai le regret d'annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très précieuse santé. La dame d'honneur chargée d'éveiller Son Altesse et de lui expliquer ses rêves s'est présentée respectueusement derrière la porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir aucune réponse. Justement inquiète d'un silence qu'elle ne s'expliquait point, elle a pris sur elle d'entrer, malgré la hardiesse de la démarche: Son Altesse n'était plus dans ses appartements. La Princesse Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la désignation n'intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait l'heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement qu'elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec ces mots: «Pour Papa». Je le remets en les mains de Votre Majesté.

Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d'honneur avait-elle construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait aveugle.

—Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J'entends de votre bouche des paroles sans suite... Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh! voyons! pourquoi ma fille m'aurait-elle quitté? Où peut-elle être mieux qu'au palais, avec son père? Et comment, croire qu'elle soit partie sans même m'avoir dit adieu? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n'a pas dormi dans sa chambre, c'est qu'il y faisait trop chaud. Elle doit être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu'on n'y a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d'apporter ici un trouble déplorable à mes réflexions.


Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu'il tenait encore à la main.

Au milieu d'une enveloppe teintée, les mots:

Pour Papa

se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en hauteur, s'enlevait comme une gambade.

Le roi déchira l'enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira une lettre qui lui parla ainsi:


«Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n'aurais jamais le courage de m'en aller dans deux minutes; mais tu ne peux pas être triste, puisque je suis contente, et tu m'as toujours dit que tu voulais mon bonheur.

«Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze ans. Attends-moi sans inquiétude; je m'en vais avec...»

... Non, il n'avait pas mal lu.

«... je m'en vais avec quelqu'un de tout à fait gentil, qui veillera sur moi comme toi-même. Je t'embrasse, si tu n'es pas fâché.

«Line.»


La foule s'était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait, mais curieuse et presque bruyante, elle observait l'agitation du roi, phénomène exceptionnel. Des plaideurs s'impatientaient. La jeune émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude:

—Alors, je suis libre, Sire? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à mon père?

Le Roi fit un geste violent.

—Au diable les affaires pendantes! Valets! amenez ma monture. Ah! cela ne se passera pas ainsi! Cette petite est folle à lier. Il faut la reprendre au plus tôt. On n'a jamais vu pareille catastrophe. Valets! stupide canaille, courez donc en avant!

Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d'une longue et paisible existence, on vit s'enfuir le Roi Pausole dans une vague de poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte.

CHAPITRE II

Table des matières

OÙ L'ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM, SON GRAND-EUNUQUE ET LE PALAIS DU GOUVERNEMENT.

... Mais dans mon inconstance extresme
Qui va comme flus et reflus,
Je n'ay pas si tost dit que j'ayme
Que je sens que je n'ayme plus.

Saint-Amant.

Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l'année où naquit la blanche Aline), il constata qu'il possédait trois habitudes et un défaut de caractère.

Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et la bienfaisance.

Il recherchait, en premier lieu, l'inactivité.

Puis, la satisfaction.

Enfin, la philanthropie.

Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant, était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à la paix de ses fainéantises.

Il avait le sentiment de l'irréparable quand il fermait une fenêtre. Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d'une perplexité qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si inconsidérée. A peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d'obéir et il avait des «Attendez. Ce n'est pas le moment», des «Nous verrons plus tard» et des «Laissons cela» qui maintenaient son existence dans le circonspect et le provisoire, tant il redoutait le définitif.

Il le redoutait; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance devant la chicane était la réputation d'infaillibilité qui exaltait sa justice.—La confiance personnelle se fait aisément partager; et rien n'est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de répondre.—Pausole ne méditait jamais sous l'arbre de ses audiences, sinon avant d'y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.

Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur son défaut, il s'occupa non de se corriger par l'irréalisable, mais de satisfaire à ses faiblesses et d'en tirer le meilleur parti possible pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers.

C'est ainsi qu'averti par une longue expérience, il trouva plus sage de renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu'il avait réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses préférences. Et aussitôt il regrettait d'avoir oublié la plus belle.

Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois cent soixante-cinq, exactement. L'une de celles que cet arrêté renvoyait dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d'amour que le Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire, pour les années bissextiles.

Par ce moyen, l'emploi de ses nuits était réglé d'une façon qu'il ne lui appartenait plus d'intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait poser sur les coussins des joues qu'un long désir faisait très précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante, goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration.

Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons, dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade flottaient au soleil comme un pavois de fête.

Deux pavillons, plus élevés d'un étage, flanquaient l'énorme édifice.

Dans l'un habitait le Roi lui-même. Dans l'autre délibérait le conseil de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour présider le gouvernement.

Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n'arrivait jamais jusqu'au pavillon nord.

Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque, disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui laissaient les bureaux tranquilles, j'écarterai de mon esprit par un artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires publiques.

Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se plaignait, ni le peuple, ni le souverain;—ou, du moins, les rares mécontents accusaient «les ministères» qui, narquois derrière leur collectivité anonyme, et d'ailleurs très satisfaits de travailler sans direction, rendaient grâces à la destinée.


Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu'il ne gouvernait même pas ses femmes.

À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du Roi.

C'était le huguenot Taxis.

Étriqué, méticuleux, de profil concave et d'œil fourbe, âme intraitable et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique. Pausole l'avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le Roi n'accordât à son fonctionnaire une part d'estime, de confiance et presque d'admiration.

Cet ancien répétiteur d'algèbre, ancien professeur de théologie protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières, et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l'ordre et un respect du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là des aptitudes universelles aux charges que distribue l'État, et Taxis avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à ses supérieurs. Un seul exemple s'imposera: le harem était pacifié huit jours après la nomination de son chef, sans que, jusque-là, Pausole eût jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère lointaine.

Il serait délicat d'insister sur les titres que Taxis avait fait valoir pour poser sa candidature à l'eunuchat général. Délicat, et d'ailleurs peu intéressant.—Taxis bénéficiait d'une vocation toute naturelle pour ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à toutes les femmes qui l'approchaient. La Providence ne voulait point qu'inaccessible au désir il eût néanmoins la douleur de l'inspirer autour de lui. Il n'était ni la victime, ni l'occasion du péché.

Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses jeunes pensionnaires. C'eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait les guerres de religion; ami de toutes les libertés, il laissait les consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans l'intérieur du harem, comme sur tout son territoire, Pausole tolérait mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour à tour les consolations de divers paradis.

L'autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n'ayant plus d'adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se souvenait d'elles. À l'une il demandait surtout de bonnes moissons pour son peuple; à l'autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard qu'il se pourrait.

Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais. Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c'est-à-dire permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois.

CHAPITRE III

Table des matières

OÙ L'ON DÉCRIT LA BLANCHE ALINE DE LA TÊTE AUX PIEDS POUR QUE LE LECTEUR DÉPLORE SA FUITE ET LA PARDONNE EN MÊME TEMPS.

Si les peintres ont fait des nuditez, le péché est très grand, parce qu'ils n'y peuvent bien réussir sans voir le naturel.

Examen général des conditions, etc.—1676.

La blanche Aline était fille d'une Hollandaise et probablement aussi du Roi Pausole.

Du moins, personne n'en douta jamais.

Ses cheveux étaient blonds, son teint clair mais sujet à des rougeurs extrêmes, ses narines ouvertes et ses lèvres gaies.

Je sais qu'on n'a pas coutume de tracer le portrait des jeunes filles au delà de leur décolletage. Il n'importe: dans quelques années, nous en sommes tous avertis, cette mode tombera en désuétude et, ne fût-ce que pour engager les peintres dans une voie si recommandable, je ne tiendrai aucun compte des règles établies.

La blanche Aline, quatorze ans et cinq mois après sa naissance, prenait le plus vif intérêt à suivre le développement de sa gracieuse personne. Il est tout naturel que nous l'accompagnions devant sa glace, où elle se considérait le matin avec tant d'affectueuse curiosité.

Elle y courait dès son réveil, laissant au lit sa longue chemise et ne gardant de sa toilette nocturne que la natte dansante de ses cheveux. L'entrevue avec son image était une scène bien touchante.

Cela commençait par un sourire d'accueil. Et puis éclataient des baisers bruyants, avec les deux mains, avec les dix doigts. Pendant la première minute, sa tendresse pour elle-même dominait. Son regard se disait des choses inoubliables; c'était une communion d'âmes où sa beauté n'ajoutait rien à une sympathie déjà toute dévouée. Mais, peu à peu, ce sentiment cédait le pas devant un autre, qui se précisait en admiration.

Elle était jeune fille depuis quelques semaines seulement. Source de découvertes sans nombre. Ses seins, formés en si peu de temps, conservaient entre ses mains toute leur fraîcheur de jouets nouveaux. Familière (et imprudente), l'enfant qu'elle était demeurée attrapait ces roses fragiles comme des ballons en caoutchouc; elle essayait de les rapprocher; elle en chatouillait les pointes pâles; elle leur faisait mille taquineries. Puis, changeant tout à coup de divertissement, la jambe gauche tendue, le genou droit plié, elle mesurait des yeux le galbe d'une hanche très jeune et qui, chaque jour, s'arrondissait.—Au fait, que n'admirait-elle point? Par une singularité qui lui plaisait comme le reste, elle ne portait pas encore tous les signes extérieurs de son adolescence; mais, tout bien examiné, elle trouvait à cela quelque chose de grec qui n'était pas messéant.


Et qui donc aurait-elle aimé si ce n'eût été sa chère image? Son père ne lui avait pas donné d'autre amie.

On a pu le deviner déjà: Pausole, si tolérant pour les mœurs de son peuple, l'était moins pour celles de sa fille.

Autant la chance lui était douce de rencontrer par les chemins de jeunes vierges sans vêtements, autant il se souciait peu de présenter dans le même costume la princesse héritière à ses fidèles sujets.—Non certes, qu'il fût retenu par je ne sais quel esprit de routine; mais le soleil du Midi est brûlant; le hâle ne va bien qu'aux brunes; il donne à la peau des blondes certains tons de langouste cuite, et la blanche Aline aurait perdu bientôt l'épithète homérique qui la distinguait entre toutes les petites filles si l'on avait laissé courir son académie en plein air sans lui donner protection.—Aussi la forçait-on de se vêtir et même de porter ombrelle.


Des raisonnements analogues—je veux dire inspirés aussi par une tendresse paternelle—avaient détourné Pausole d'appliquer à sa propre fille ses théories familières sur l'éducation des enfants.

Les moralistes ne redoutent jamais de se montrer contradictoires. Ils pensent à bon droit qu'ils ont assez fait en prêchant la bonne parole et que l'exemple personnel n'est pas un adjuvant nécessaire à l'influence de leurs idées. Sans doute, se disait le Roi, j'entends qu'on élève les marmots avec une liberté extrême et qu'on les laisse à leurs instincts, c'est-à-dire aux premières joies de leur pauvre petite existence. Mais ma fille est née dans des conditions très particulières. Son intérêt commande un traitement spécial. Nulle règle n'est faite pour tout le monde. Bref, il emprisonnait la malheureuse enfant.

Elle avait bien entendu dire que le sort lui accordait trois cent soixante-six belles-mères dont la plupart excellaient en esprit ou en beauté; mais le harem lui demeurait fermé jour et nuit. Sa mère était depuis longtemps morte. Elle n'avait pas de sœurs, pas de compagnes. Les dames d'honneur elles-mêmes avaient ordre de ne parler à la Princesse qu'en vue de son instruction littéraire. Toutefois, n'imaginant qu'à peine une vie meilleure autre part, la blanche Aline restait gaie.

Le matin, tout le parc lui appartenait. C'était l'heure où dormaient les Reines et le Roi. Elle jouait seule, mais avec le même entrain et la même activité que si une foule d'enfants l'eût mêlée à sa joie. Des arbres étaient ses amis; de petits coins ses confidents. Elle revenait parfois haletante d'une partie de cache-cache avec un lézard vert ou d'une lutte de vitesse avec un lapin rose.

Et puis, brusquement, un matin, elle trouva plus intéressant de jouer au volant avec sa rêverie et de danser le menuet avec son image.

Environ six semaines plus tard, Pausole apprenait par sa lettre qu'elle avait quitté le palais avec «quelqu'un de très gentil» qui prétendait veiller sur elle.

Ainsi, dans la solitude même où son père la tenait enfermée, la blanche Aline avait su trouver sans conseils et tout à fait sans exemples, mais secourue heureusement par sa jeune imagination, les camarades qu'il lui fallait à l'âge de ses métamorphoses.

CHAPITRE IV

Table des matières

COMMENT LE ROI PAUSOLE RENTRA DANS SON PALAIS ET CE QU'IL JUGEA BON D'Y FAIRE.

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre et l'âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

Saint-Amant.

Devant les marches du portique, la mule Macarie s'arrêta sur ses quatre pattes frémissantes, profondément offensée d'avoir été contrainte à une course folle qui ne convenait ni à son âge, ni à ses habitudes, ni à son caractère.

Et l'on vit entrer sous les voûtes le Roi Pausole sans couronne, les cheveux en broussailles, la robe poudreuse, les deux mains ouvertes en haut.

Il éternuait. Il pleurait presque. Il était soulevé, piteux, suant, poussif et cramoisi.

Personne ne se souciait de lui donner les premières explications. Les couloirs, plus déserts que des galeries de musée, conduisaient à des chambres vides.

Les suisses avaient laissé leurs hallebardes et les dames d'honneur leurs petits ouvrages harponnés d'un crochet hâtif. Pausole donna du pied dans un phonographe resté seul, qui lui bêlait aux oreilles la sérénade de Méphisto.

Il crut que tout la monde était parti à la suite de la Princesse et que la Cour s'était fait enlever pour lui plaire en imitant son gracieux précédent.

Pourtant dans l'angle d'une fenêtre une blanchisseuse se trouva prise.

Le roi voulut lui demander:

—Est-ce vrai?

Sa gorge n'articula rien. D'ailleurs l'attitude effarée de la domestique lui montrait la candeur d'une question si vaine.

Pausole reprit sa marche à travers les appartements.

Il traversa quinze salons où les fauteuils gardaient partout des positions familières. Aucun d'eux n'était occupé.

Il passa dans la salle des portraits et s'arrêta devant celui qui rappelait encore un peu à sa mémoire confuse la très souple Reine Christiane, mère de la Princesse Aline.

Il l'interrogea:

—Malheureuse! Est-ce donc là ton sang? ta race?

Mais la Reine Christiane que le peintre avait représentée sous la figure de Danaé, continua de sourire et d'ouvrir les genoux sans que la moindre honte émût son front si blanc.

Alors le Roi pénétra dans le harem silencieux.

C'était l'heure de la sieste.

La grande salle respirait avec l'haleine de trois cents rêves.


Toutes les femmes gisaient encore où le sommeil les avait prises. Elles couvraient les nattes de jonc froid, elles brochaient sur les étoffes, elles emplissaient de leur croupe des hamacs aux mailles larges. Pausole ne pouvait ni marcher, ni s'asseoir, ni lever la tête sans toucher une dormeuse nue. Un divan seul en portait quinze. Un filet suspendu en réunissait deux et les pressait l'une contre l'autre. Celles qui souffraient de la chaleur s'étaient couchées dans le bassin plat, et, la tête sur le bord de marbre, elles allongeaient leurs jambes sous l'eau jusqu'à la sirène centrale, pistil de la tulipe ouverte que formaient leurs corps rayonnants.

Au milieu de ce vaste silence, Pausole s'apaisa peu à peu. La paix, comme le trouble, est contagieuse. Le calme et l'ombre du harem s'étendirent sur ses pensées.

Jetant les yeux sur sa toilette, il vit qu'elle était déplorable, et déjà son esprit se retrouvait assez libre pour lui conseiller de changer de vêtement.

Ce qu'il fit. Et non sans peine.

Car la blanchisseuse avait eu le temps de répandre par tout le palais le bruit que le Roi était revenu sans couronne, sans voix, sans raison; qu'il avait failli l'étrangler; qu'elle en était tombée malade deux jours plus tôt qu'à l'ordinaire.

Aussi, le premier valet qui parut dans la fente d'une portière plissée, pour répondre à l'appel du Roi, y vint certes par curiosité au moins autant que par mépris de la mort; mais il défaillit de surprise quand il entendit Pausole, avec sa bonne voix si connue, demander «sa robe de chambre turque et son coffret à cigarettes».


Le souverain de Tryphême, pour s'être sitôt ressaisi, avait fait ses réflexions.

Il ne suffisait pas de déclarer qu'on poursuivrait la blanche Aline. Et cela même était une décision qu'on ne pouvait prendre à la légère. En admettant qu'on arrivât jusqu'à cette extrémité, comment régler le programme d'une recherche si délicate?

Qui charger de son exécution?

Et—toujours en supposant ces difficultés résolues—quelles instructions donner au parlementaire dans le cas, facile à prévoir, où la Princesse refuserait de se rendre aux instances, aux pressants appels, voire aux sommations respectueuses qu'il faudrait sans doute lui adresser?

Évidemment, tous ces problèmes ne pouvaient se traiter en cinq minutes.

Et, d'ailleurs, rien ne pressait.

Dans quel dessein brusquer les choses?

Tout faisait croire que, pour protéger la blanche Aline contre le péril le plus fâcheux, il était déjà trop tard.

Mais pour la ramener au palais il serait toujours assez tôt.

Puisqu'on ne pouvait rien changer au fait accompli, puisqu'il était patent, scandaleux, connu de tous, mieux valait ne s'occuper que des suites et en chercher le remède à tête reposée.


Ayant ainsi décidé de ne décider rien sur l'heure, Pausole prit un bain, fuma deux cigarettes et mangea quelques biscuits imbibés de vieux porto.

Une image cependant l'obsédait. Il se disait qu'à l'instant précis où il prenait dans sa chambre ce temps de repos et de réflexion, sa fille accomplissait sans doute l'acte le plus important de sa première adolescence. Il la voyait malgré lui, dans une attitude, hélas! trop facile à imaginer, et toutes les phases de la scène connue se reproduisaient dans sa pensée avec la vraisemblance la plus désagréable.

D'une façon particulière il était choqué de n'avoir aucun renseignement sur le second des deux personnages qui jouaient un rôle dans l'aventure. On troublait sa vie; on causait un préjudice capital à sa tranquillité d'esprit, et il ne savait même pas sur qui pester! Un tel événement n'aurait pas dû se produire sans qu'il y prît au moins une part de conseil. À toute branche d'éducation convient un professeur spécial dont l'aptitude et la compétence ne peuvent guère être appréciées par l'élève lui-même. Pausole ne comprenait pas comment, le jour où sa fille abordait pour la première fois une matière aussi classique, elle avait pris un initiateur de son choix en négligeant toute enquête sur la question de savoir s'il était qualifié pour lui donner des leçons.

Oui. C'était bien une faute.

Mais elle ne pouvait plus être réparée.

Il fallait donc l'accepter de bonne grâce.

À critiquer l'irrémédiable on perd son temps.

Le Roi se remit en mémoire cette maxime et plusieurs autres également fécondes en consolations.

Perdre son temps...—se «pausoler», comme il aimait à dire lui-même,—un autre jour il y aurait consenti sans peine. Ce soir-là, ses rêveries lui parurent déplaisantes.

Il retourna dans le harem.

CHAPITRE V

Table des matières

DU CONSEIL QUE TINT LE ROI CHEZ LES FEMMES DE SON HAREM ET DU CHOIX QU'IL SUT FAIRE ENTRE PLUSIEURS AVIS.

Pourquoy sont si contentes les dames quand on leur dit que les autres dames font l'amour comme elles?—Pour ce que leur faute s'amoindrit.

Questions diverses et responces d'icelles.—1617.

Tandis que Pausole méditait ainsi, quatre heures avaient sonné à toutes les horloges, et avant que le dernier coup n'eût fait vibrer le dernier timbre, Taxis, une petite sonnette en main, arpentait déjà la grande salle, à pas méthodiques et déterminés.

Toutes les femmes s'éveillèrent à regret. La plupart, se retournant avec un soupir maussade, essayaient de reprendre le rêve interrompu, mais sans espoir qu'on le leur permît.

—Mesdames, dit le Grand-Eunuque, voici l'heure du réveil. Le droit de dormir ne vous appartient plus. Debout! debout!

—Non... zut... firent des voix suppliantes.

—Rien ne sert de lutter contre le règlement, dit Taxis. L'Écriture nous enseigne: «Il y a temps pour tout sous les cieux: un temps pour naître et un temps pour mourir; un temps pour tuer et un temps pour guérir; un temps pour abattre et un temps pour bâtir1.» Il y a un temps pour rêver et un temps pour vivre: debout!

[1] Ecclésiaste, III, 1-3.

S'arrêtant, il examina un coin tout encombré de corps longs et las.

—Ah! fit-il impatienté, il règne ici un désordre scandaleux. Dès ce soir, je veux assigner à chacune de Vos Majestés une place rigoureuse et invariable dont il ne lui appartiendra pas de s'écarter à l'heure de la sieste.

Un murmure bruyant s'éleva, aussitôt dompté par un regard plein de menaces:

—Silence! cria Taxis. Mes paroles sont inspirées d'abord par des considérations d'hygiène, de police et de décence; mais ne le fussent-elles point qu'elles seraient encore selon la sagesse, car il est écrit: «Tu vivras par les lois et par les ordonnances2.» Ce qui est élu par la fantaisie est exécrable; ce qui est conçu par l'autorité est judicieux. Ainsi doit s'exprimer une voix saine, stricte et droite.

[2] Lévitique, XVIII, 5.

—Pardon, monsieur, dit une jeune fille, pourquoi ne pas nous laisser choisir? Moi, j'aime mieux dormir sur une natte et ma sœur sur un tapis. Si vous nous ordonnez le contraire, cela ne fera plaisir à personne et nous en serons désolées.

—Il n'importe. Vous ne savez pas quel est votre bien. L'autorité le sait pour vous et vous le donne à votre insu, malgré vous, c'est là son rôle.

—Quand personne ne la réclame?

—L'autorité s'exerce. Elle ne défère point. Elle seule discute son droit, limite son domaine et décide son action.

—Au nom de qui?

—Au nom des principes.